La Geste de Sieur Roland dit le Preux
Telle qu'elle fut narrée par ses nombreux troubadours à travers le royaume
I
Comment Roland partit vaincre le terrible dragon Ormond dans la Gueule du Diable
Il était une fois, dans un pays lointain aux frontières incertaines, pour ne pas dire inconnues, un garçon qui s'appelait Roland. Loin d'être pareil au paladin dans la chanson, il en était par contre un fervent admirateur. Il parcourait le village qu'il habitait depuis sa naissance, rendant menus services et étant très courtois, toujours vêtu d'une manière extravagante pour ces gens loin des combats, et portant sans cesse à sa ceinture une épée taillée par son père dans le bois de l'olivier qui poussait dans leur jardin ; qu'il nommait Durandal.
Roland était donc apprécié dans le village, reconnu pour sa bravoure quant à aider son prochain, et toujours en quête d'une mission que lui donnaient, conciliants, les grandes personnes, se gardant toujours de le faire trop s'éloigner du village.
Mais Roland, après nombreuses quêtes pour ces braves gens, aspirait à quelque chose de plus glorieux, de plus héroïque ! Quand il n'était pas par monts et pas veaux dans les collines du village, il se prenait à imaginer ce qu'il y avait au-delà, derrière l'horizon, ce qui lui était caché. Il rêvait de parcourir le pays, Durandal à la main, chevauchant son fier destrier qui l'emmènerait délivrer les opprimés et répandre la justice sur les terres de ce royaume.
Mais le village était cerné sur un côté par un cours d'eau infranchissable, et de l'autre par une ceinture rocailleuse. Il suffisait qu'il fasse un pas de trop en direction de l'un ou de l'autre pour qu'on le rappelle à l'ordre. Alors il revenait, obéissant, dans le village, ou les collines avoisinantes, et restait sagement à effectuer ce pourquoi on le quémandait faussement. Car il n'était pas dupe, il comprenait le regard qu'avaient sur lui les grandes personnes ; celui avec lequel on regarde un enfant qui s'amuse. Et ça, Roland parvenait difficilement à l'accepter, même s'il se montrait toujours complaisant à leurs demandes.
Un jour, enfin, alors qu'on lui avait demandé d'aller porter un message au fermier, à une des extrémités du village, il profita de cet éloignement pour s'aventurer au-delà des limites autorisées. Ayant prévu à l'avance son évasion, il portait sur lui une besace contenant des vivres, des habits pour supporter les nuits fraîches, et bien sûr, son épée Durandal glissée à sa ceinture.
Il avait prévu que son départ ne serait remarqué que tard le soir, car il avait l'habitude de rentrer au coucher du soleil, et à ce moment de la journée, il serait déjà assez loin pour que le temps que mettraient les gens du village à le rejoindre lui apporte la faveur de l'obscurité nocturne. Ainsi, il pourrait se cacher dans les feuillages qui étoffaient les berges du cours d'eau.
Il marcha donc, dépourvu de monture qui aurait pu l'emmener vite loin, tant que ses jambes le permettaient. La nuit venue, pensant que même ses poursuivants devaient dormir, il se blottit dans un coin d'herbe, à l'abri des regards près de l'eau ruisselante, et s'endormit.
Au matin, un soleil chaud le réveilla et, sans perdre de temps, il rempli son estomac vide et se remit en route. Personne n'était venu le déranger. "Peut-être, pensa-t-il, ont-ils compris que j'avais décidé de m'en aller mener ma vie et vivre par mes propres moyens les aventures dont j'étais privé au village ?". Nullement inquiet, ni ne pensant plus aux gens du village ni à son père, il poursuivit son chemin en remontant la rivière vers l'intérieur des terres.
Il marcha tout une journée sous un ciel sans nuages, suivant la rivière vers le nord, et vit en fin d'après-midi se profiler à l'horizon le découpement d'une ville au moment où, à l'ouest, s'avançaient de noirs nuages. Roland n'avait jamais été dans une ville, et s'il se sentait un peu intimidé à l'idée d'entrer seul dans cette grande cité peuplé d'hommes braves et de voyageurs en tout genre, il était tout d'abord impatient de rejoindre leur monde, et de trouver, pensait-il, une tâche héroïque à accomplir. Sur ce point, il ne doutait pas : c'était ici qu'allait commencer sa renommée, et plus tard, quand on conterait ses mémoires, on dirait : "le chevalier Roland accompli son premier exploit dans la première ville qu'il croisa". La tête remplies de pensées dans ce genre, il rejoint la route pavée qui venait de l'est et qui entrait dans la cité.
Manquant, alors qu'il franchissait l'enceinte, de se faire renverser par une charrette, il commença à se faire plus prudent, et appris aussi à éviter les grands pas des adultes qui ne regardaient pas où ils mettaient les pieds. Non seulement personne ne semblait se soucier de la présence d'un enfant en ces lieux, mais en plus, ils semblaient ne pas le remarquer, ou ne pas y prêter attention. Fronçant les sourcils, Roland commença à réfléchir à l'endroit où il pourrait trouver une quête à accomplir. Mais, alors qu'il marchait, évitant de promener son regard hors de devant ses pieds et des gens qui passaient, il croisa l'enseigne en bois d'une taverne qui oscillait à quelques mètres du sol. Reconnaissant le même dessin que celle qui se trouvait dans le village et d'où il avait déjà vu sortir son père, il s'y dirigea, esquivant les passants et se faufilant entre les roues des charrettes.
A peine entré à l'intérieur, l'odeur lui rempli le nez et la fumée lui piqua les yeux. Ne voulant pas ressembler à un pleutre dont on se moquerait, il fit fi de ces désagréments et s'avança vers le comptoir pour s'adresser au tavernier.
- Ola, brave tavernier. Dis moi, je cherche quelque action héroïque à accomplir. Sais-tu où je pourrais trouver des gens dans le besoin à délivrer de leur chagrin par ma force et ma bravoure ?
Le tavernier se mit à rire d'un gros rire caverneux en se cabrant en arrière.
- Ola, jeune marmot ! Tu veux devenir chasseur de prime ?
Outré qu'on puisse le confondre avec une crapule de la sorte, Roland répondit au tac-au-tac.
- Non ! Je suis un chevalier !
- Un chevalier ! répéta le tavernier. Voyez-vous ça ! Mais, je n'ai point ouï clamer votre arrivée, monseigneur !
Il se recula est mima une révérence grotesque. Roland, vexé, s'éloigna du comptoir sous les rires moqueurs du tavernier et de ceux qui, autour, avaient tout entendu. Dans la foule hilare, quelqu'un lui tendit alors une feuille de parchemin. Il l'attrapa instinctivement, mais au moment où il leva la tête pour voir qui la lui avait passée, il ne vit que des gens bras croisés riant à gorge déployée.
Il quitta le bouge en courant et alla s'abriter dans un coin à l'écart de la foule pour contempler ce qu'on lui avait remit.
C'était une annonce représentant à ne point s'y méprendre un dragon à l'aspect terrifiant et à la récompense astronomique. Y voyant là son premier geste héroïque digne d'un chevalier de sa renommée, il roula le parchemin puis le glissa dans sa besace. L'annonce indiquait que le féroce était tapi dans les montagnes au nord de la ville, dans une grotte qu'on appelait "la gueule du Diable", depuis qu'il s'y était installé.
Après s'être renseigné sur la route à prendre, il ne perdit pas de temps et quitta la ville par le nord, vers les montagnes.
II
Comment Roland partit délivrer la princesse Orphane retenue prisonnière par le comte de Nimund
Sur son chemin vers le mont Bröm, alors que les nuages menaçaient de déverser leur pluie torrentielle sur ces terres, il trouva une vieille masure abandonnée qui fut son toit pour la nuit. Au matin, sec et encouragé par le soleil qui à nouveau dardait ses rayons sur le flanc de la montagne, il entama son ascension, sa besace en bandoulière, et Durandal à sa ceinture, n'ayant point à l'esprit la façon dont il aborderait le dragon une fois au sommet, mais plutôt le triomphe qu'on lui ferait à son retour en ville, traînant derrière lui la tête tranchée de la bête immonde. Sûr que cette fois, le gros tavernier ferait moins le fanfaron face à lui !
Il marcha ainsi jusqu'à ce que le soleil à son zénith face gronder l'estomac du jeune chevalier. Roland alors s'arrêta et prit le déjeuner qu'il s'était préparé au matin, de baies et de fruits qui poussaient dans les bois environnants. Après quoi il se remit en route pour enfin atteindre le sommet du mont après une heure de marche supplémentaire.
Il termina son ascension sur un plateau dépourvu de boisement qui offrait un panorama sur tous les horizons, et jusqu'à son village, peut-être. Mais il ne prit pas le temps d'admirer le paysage, car il vit aussi, face à lui, l'ouverture béante de la Gueule du Diable ; cette grotte sombre et profonde qui s'offrait comme pour l'inviter en Enfer.
Campé sur ses deux jambes, les sourcils froncés, il posa sa main droite sur la poignée de Durandal et la tira de sa ceinture, prêt à se battre.
- Dragon ! Héla-t-il en direction de la caverne. Je suis le chevalier Roland, et je te défie ! Viens, si tu l'oses, y répondre de ta personne, et tâter de Durandal, mon épée !
Il se passa un instant durant lequel Roland cru que le dragon n'avait pas entendu, puis enfin, des tremblements cadencés se firent ressentir, le sol bougea, les cailloux sautèrent sous les impulsions des pas de la bête.
Enfin, le dragon apparut aux yeux de Roland, se découpant dans l'embrasure de la grotte. A quatre pattes, sa hauteur devait atteindre celle de deux hommes. Sa tête, semée de cornes qui lui faisaient une couronne, semblait taillée dans le cuir le plus épais, et ses yeux dans le jais le plus obscur. Quant à ses dents, Roland ne pouvait pas encore les voir, mais il les devinait derrière sa gueule que surmontait deux narines laissant s'échapper d'épaisses volutes de fumée.
- Un enfant ? s'étonna le dragon avec un mouvement de surprise.
- Je suis le chevalier Roland ! reprit notre héros en brandissant son épée devant lui. Je te convoque en duel !
- Provoque, fit le dragon en prenant une position plus décontractée. Tu me provoques en duel.
Ignorant cette remarque, Roland ne répondit rien.
- Très bien, chevalier. Que comptes-tu faire avec le bâton de bois que tu tiens dans ta main ? demanda le dragon.
- Je n'ai que faire de tes sarcasmes ! Ils ne sont que la marque de ta position de faiblesse ! lança Roland, provocateur. Durandal te fera payer cher ton arrogance !
- Pourquoi donc voudrais-tu me terrasser ? fit le dragon. Aurais-je fait quelque chose de mal ? T'aurais-je porté préjudice à toi ou à ta famille ?
- Tu terrifie les gens de cette ville en contrebas ! répondit Roland. Les dragons n'ont que faire dans cette partie du royaume !
- Ah, si tu savais... dit le dragon. Nul endroit nous est promis, et nous sommes pourchassés à quelqu'endroit que nous allions. Les gens de cette ville n'ont vu que mon ombre dans le ciel, et la craignent sans raison. Mes ailes ne me mènent qu'aux dessus de ces monts, et mes repas ne sont fait que de vils animaux.
- Alors pourquoi te chasser ? demanda Roland, moins suspicieux.
- Mon cuir est cher et ma mort apporte gloire pour toute une vie à celui qui la cause. Les hommes n'ont que faire de ce qui ne les touchent personnellement, et tout moyen est bon pour les porter aux nues.
- C'est abject, conclut Roland en baissant son épée. Ma gloire ne doit pas coûter le prix de la vie d'innocents, c'est aller à l'encontre de la chevalerie !
Le dragon ne répondit rien et laissa Roland, tête baissée, réfléchir à toutes ces choses.
- Soit, dit enfin le garçon. Je ne te coucherai point à trépas, car après tout, je ne suis pas un bourreau. Mais comment alors pouvoir accomplir quelque action glorieuse qui me ferait reconnaître parmi les hommes ?
- Il existe des actes héroïques justes et louables, dit le dragon. Il ne tient qu'à toi de savoir ce qui l'est ou pas.
Le garçon réfléchit encore un moment, puis releva la tête et brandit son épée vers les cieux.
- Il me faut donc accomplir une nouvelle mission ! déclara-t-il. En tant que chevalier, je me dois d'aller secourir une princesse retenue prisonnière. Ma gloire est assurée si je parviens à conquérir son coeur et à l'épouser ; me voila alors devenu roi ! Mais comment trouver une telle princesse...
Le dragon ne commenta point la décision du jeune Roland, et accepta de l'aider dans sa nouvelle quête. Il lui parla donc d'une princesse retenue effectivement prisonnière dans le donjon d'un château, sur une région frontalière du royaume. Roland n'ayant pas de monture pour rejoindre ce lieu fort éloigné, le dragon accepta de lui servir de guide et de l'emmener sur son dos à travers le pays.
- Comment te nommes-tu, valeureux dragon ? demanda Roland au moment de décoller.
- Mon nom est Ormond, répondit le dragon. Et toi, chevalier, comment t'appelle-t-on ?
- Roland.
Ainsi, ils quittèrent la région, et Roland perdit de vue le petit village duquel il venait, et auquel il n'avait accordé plus aucune pensée depuis quelques temps.
III
Le pouvoir de Roland et la réaction de la princesse Orphane
Le dragon vola par dessus les terres pendant toute la durée du jour, s'arrêtant parfois pour chasser le repas dont l'estomac de Roland ne pouvait se passer, contrairement à celui d'Ormond qui, étant celui d'un dragon, pouvait se retenir de manger pendant plusieurs jours s'il le désirait. A la fin de la journée, ils s'arrêtèrent dans une clairière de l'immense forêt qu'ils survolaient depuis maintenant assez longtemps. Roland, alors assis sur le dos du dragon, avait observé, stupéfait, ce qu'il n'avait jamais osé imaginer. Comment aurait-il pu connaître toutes ces choses, lui qui n'était jamais sorti de son village, et donc jamais personne d'étranger, là-bas, n'allait ou ne venait pour leur conter les histoires d'autres lieux ? Il découvrait un monde qui lui était totalement inconnu, et qui pourtant, comprenait-il aujourd'hui, était à portée de ses pas s'il le désirait.
Assis dans la clairière, Ormond, qui par sa taille imposante occupait la quasi-totalité de l'espace, soufflait très légèrement sur le bois placé dans un foyer improvisé que Roland était allé chercher pour l'enflammer. Les flammes qui sortaient de sa gueule était néanmoins impressionnantes, alors même que le dragon s'efforçait d'être délicat. Roland pensa plusieurs fois que si le dragon prenait froid, un éternuement lui serait fatal, c'est pourquoi il lui demanda le soir venu s'il avait déjà été malade.
- Oui, répondit le dragon, une fois alors que j'habitais une montagne très boisée. Les humains ont du creuser des tranchées sur le flanc de la montagne pour empêcher l'incendie de se propager.
Sur quoi il se mit à pousser un rire tonitruant, la tête penchée vers le ciel. S'arrêtant alors sans changer de position, il cracha en l'air une boule de feu qui finit sa course dans la voûte céleste pour se perdre dans les étoiles. Roland regarda ce spectacle avec admiration, et ne douta plus jamais de sa sécurité près d'Ormond.
Au matin, ayant tous deux bien dormi, et après un petit déjeuner copieux, ils se remirent en route ; Ormond dispersant les cendres de leurs campement en battant des ailes pour s'élever dans les airs, et continuèrent vers l'Ouest.
Ce fut quand le soleil à son zénith fit remarquer à Roland que l'ombre d'Ormond se dessinait tout en bas, sur les campagnes et les terres cultivées, qu'ils arrivèrent en vue de du comté de Nimund. Le dragon le fit remarquer à Roland qui fronça les sourcils et posa instinctivement sa main sur Durandal.
- Du calme, dit Ormond qui sentait qu'on bougeait sur son dos, nous n'y sommes pas encore. Tu devrais plutôt réfléchir à une stratégie d'assaut sur le château pour délivrer la princesse.
- Penses-tu ! J'y réfléchis depuis que nous avons quitté la forêt ! Nous allons survoler le donjon de cette grande geôle et, depuis ton dos, je sauterai à travers la fenêtre du donjon pour y presser la princesse de nous suivre loin de ces terres, et s'il le faut, j'estourbirai les gardes qui se mettront sur mon chemin.
Le dragon fit mine de réfléchir puis continua d'une voix calme.
- Je pense tout d'abord que tu serais plus avisé d'essayer de régler cette affaire en ta position de chevalier ; avec tact et diplomatie.
Roland fit silence un instant, puis répondit :
- Comment ? Veux-tu donc que je le conjure d'accéder à ma demande ? Je ne m'abaisserai point à de telles indignités pour un scélérat !
- Je ne t'en demande point tant, fit le dragon toujours calme, seulement d'éviter les morts inutiles ; l'affrontement est futile et meurtrier quand il peut être épargné.
- Soit, admit Roland. Je vais demander audience au comte et lui enjoindre de libérer la princesse sur le champ. S'il refuse, j'accomplirai alors mon devoir de chevalier, épée hors du fourreau.
Sur quoi Ormond descendit vers le château, qui se dressait déjà au centre des terres du comte, entouré par la ville de Nimund. Au sol, Roland voyait s'activer les paysans dans les champs, les bourgeois dans les villes, et des soldats çà et là. Il ne les voyait pas lever la tête au ciel lorsqu'ils étaient soudain plongés dans l'ombre fugitive du dragon, ni les pointer du doigt ; et il ne les entendait pas plus s'étonner, s'écrier de peur et partir en courant. Non, il regardait devant lui, vers le château qui était sa prochaine destination.
Ormond se rapprocha du sol pour enfin atterrir sur une place circulaire assez grande pour l'accueillir. Autour d'eux, il n'y avait plus personne. Roland mis pied à terre et vit s'approcher, au loin, une cohorte d'hommes en armures portant des piques. Il s'avança et dégaina Durandal. Derrière lui, Ormond lui rappela ce qu'il devait faire. Roland hocha la tête et remit son épée à sa place. Bientôt, un cercle se fut formé autour d'eux tous, plus élargit cependant du côté du dragon, que tous craignaient. Alors se forma une trouée dans la rangée de soldats, et un homme grand de taille et bien bâtit s'avança, tout vêtu d'élégance et de tissus colorés. Roland pensa que ce devait être le comte.
- Eh bien, que se passe-t-il ici ? demanda le noble, la tête légèrement inclinée vers le haut à cette façon qu'on les grands hommes de se penser supérieurs.
- Mes hommages, comte de Nimund, répondit Roland en tentant une révérence maladroite.
- Comment, diable, est-ce toi qui a amené ici cette monstruosité ? dit le comte en désignant d'un geste vague Ormond qui se trouvait derrière.
- Il m'y a conduit, mon seigneur. Je voulais m'entretenir avec vous sur une affaire importante.
Le comte pouffa et haussa les sourcils.
- Le drôle ! Il veut s'entretenir avec moi !
Il se retourna vers ses hommes qui, enjoints à le suivre, se mirent aussi à rire. Roland fronça les sourcils ; cet homme lui rappelait le tavernier dans la première ville où il s'était arrêté. Il se moquait de lui. Quelle impertinence !
- Assez ! tonna Roland de sa voix fluette d'enfant. Je vous somme de m'entendre !
Le comte retrouva son sérieux.
- Qui es-tu pour me sommer, moutard ? Je suis le comte de Nimund !
- Et moi le chevalier Roland ! Je vous coucherai tous sous le fil de Durandal si vous ne me laisser pas passer !
Le comte se mit alors franchement à rire, et tous avec lui. Roland était rouge de colère, il dégaina son épée.
- Je vais rayer cette ville de la carte si vous continuer à me montrer un tel irrespect !
A ce moment précis, Roland leva le bras, Durandal dans la main, et s'apprêta à porter un coup par terre - nerveux, vraisemblablement. Ormond, percevant le geste, leva discrètement une patte du sol, dissimulée du regard des gens par ses ailes à terres, et l'abattit de toutes ses forces au moment où l'épée de bois de Roland frappait le sol pavé de la place.
Le tremblement fit vaciller la plupart des soldats, alourdis et déséquilibrés par leur armure, qui se trouvaient sur la place, et le comte lui-même tomba à la renverse sur son séant. Tous, qui n'avaient vu que le jeune Roland frapper le sol de son épée, furent alors effrayés en pensant que c'était là son forfait. Des murmures s'élevèrent et plusieurs gardes annoncèrent qu'il s'agissait bien là de Durandal, à n'en point douter, et que cet enfant était la réincarnation de Roland le chef paladin, ou son fantôme revenu du royaume des morts. Suite à quoi les hommes armés commencèrent à reculer, se disperser, pour enfin faire place libre à Roland et Ormond sur la place. Seul restait le comte, à terre, qui eut vite fait, voyant qu'il était seul, de s'enfuir à toutes jambes.
Roland alors, fier de lui et ne doutant point du pouvoir de Durandal, se mit en marche vers le château dont la route qui y menait en ligne droite était toute dégagée. Ormond, derrière, souriait sans rien dire en suivant le petit d'homme.
Le jeune chevalier pénétra dans le château sans que personne ne lui dise mot ni ne viennent à sa rencontre ; car tous avaient ressenti le tremblement causé, pensaient-ils, par Durandal. Ainsi Roland n'eut pas de mal à monter les étages jusqu'au Donjon et ouvrit la porte de la dernière chambre avec la clé remise par le geôlier duquel il avait appris le prénom de sa douce.
Il entra dans la chambre, Durandal à la main, et vit la princesse Orphane de l'autre côté, assise devant une coiffeuse, à se passer une brosse dans ses cheveux dorés. Il fit quelques pas puis, rapidement, mit un genou à terre, les mains sur Durandal plantée devant lui, et il se présenta.
La princesse, entendant alors sa voix, se retourna brusquement.
- Comment ? Un enfant !
Roland leva la tête et pu admirer le visage d'ange de celle qui serait bientôt reine à ses côtés.
- Qu'est-ce que tout cela veut dire ? parvint-elle à demander, presque à bout de souffle sous le coup de l'émotion provoquée par sa stupéfaction. Est-ce vous qui avez provoqué tout ce chambardement ? Qu'est-ce que cela veut dire ? répéta-t-elle.
- C'est moi, princesse, fit Roland en se relevant. Je suis venu vous tirer des griffes de ce comte qui vous retenait prisonnière et vous ramener avec moi.
- Vous ? Mais vous n'êtes pas chevalier !...
- Je suis le chevalier Roland ! répondit-il, vexé.
- Mais... fit la princesse, embarrassée. Je ne peux point être sauvée par un enfant. Qui plus est un roturier, car vos frusques ne témoignent en rien de votre rang de messire.
Roland ne savait que dire de plus. Il se tenait debout devant elle, était venu la délivrer, mais elle refusait à se laisser sauver par lui sous prétexte qu'il était un enfant.
- Non, ajouta-t-elle en secouant la tête, je suis navrée mais je ne puis point être aidée par une personne de rang inférieur au mien, il en va de mon avenir. Veillez me laisser, maintenant.
Sur quoi elle se retourna sans plus d'égard pour Roland et s'en retourna à sa toilette. Celui-ci, dépité, tenait maladroitement Durandal à sa main molle. A la fenêtre, sur sa droite, Ormond avait planté ses griffes dans l'encadrement et avançait sa tête de façon à voir ce qui se passait. Roland le vit alors et se dirigea vers lui. Sans un mot, il monta sur son dos et tous les deux s'éloignèrent du donjon, du château, et du comté de Nimund.
IV
La fin du début du récit de Roland
Roland était toujours sous le choc de la réaction de cette princesse, de son refus d'être délivrée. Après quelques minutes de vol vers le nord, ou Ormond l'emportait, plus par habitude que par idée précise d'un lieu où aller, il se décida enfin à parler.
- Tu as vu la réaction de cette princesse ? demanda-t-il au dragon.
- Oui, j'ai vu, fit-il. Tu sais, Roland, le monde n'est pas fait de tout ce qu'en racontent les poètes et les troubadours.
- Que veux-tu dire ?
- Des princesses comme celle-ci sont chose courante dans le royaume. Certaines vont jusqu'à s'enfermer elles-mêmes pour appeler à la chevalerie un noble qu'elles convoitent.
- C'est idiot, commenta Roland.
- Et d'autres, continua le dragon, comme celle que tu as rencontrée, ont passé tout le temps de leur captivité à imaginer le moment de leur délivrance, si bien que lorsqu'il arrive, s'il n'est pas conforme à ce qu'elles attendent, elles le refusent.
- Mais alors elles vont peut-être rester encore des années ainsi ?!
- Oui, c'est ainsi, admit Ormond.
- Mais... qu'est-ce que je peux faire alors pour accomplir une tâche chevaleresque ?
- Il te faut trouver par toi-même ce qui est juste, sans te reporter à un quelconque code qui n'est pas le tien. Et puis, les princesses ne se trouvent pas toutes dans les donjons, et n'ont pas toutes de grandes robes colorées et des longs cheveux blonds.
- Comment ça ?
Roland remarqua alors que la tête d'Ormond s'était penchée et avait suivit des yeux quelque chose au milieu de la forêt qu'ils traversaient à nouveau.
- Qu'y a-t-il ? s'inquiéta-t-il.
- Des hommes à cheval, et une personne en tête.
Le dragon se tut, puis, après un temps, ajouta :
- C'était une jeune gueuse. Vu ses vêtements, je dirais poursuivie pour chapardage répété par les soldats de la ville vers laquelle nous allons.
- Oh... Et que vont-ils lui faire ?
- La pendre, très vraisemblablement.
Roland se redressa ni brusquement sur le dos du dragon que celui-ci craignit qu'il ne tombât. L'enfant sortit Durandal de son fourreau et la porta au ciel.
- Mais c'est abominable ! Nous ne pouvons laisser se faire une telle chose dans nos terres ! En avant, Ormond ! Allons rappeler à ces couards qui s'y prennent à dix contre un ce qu'est la justice !
N'étant pas dupe des sentiments de Roland quant à l'idée de la mort de cette jeune personne, le dragon fit demi-tour dans les airs et partit à la poursuite des hommes en armes ; monté du chevalier Roland qui tenait à la main son épée Durandal.
Ainsi Roland se mit à défendre les injustices selon les valeurs qui le portaient, toujours conseillé par son ami Ormond le dragon, et par delà même les frontières du royaume dont il était originaire. Il se fit d'abord connaître de toutes les villes comme "l'enfant dément qui chevauche un dragon", puis peu à peu par ceux qui entendaient narrer ses faits et gestes comme "le preux qui rappelle aux hommes ce qu'ils sont en ce monde". Quant aux princesses, il s'en désintéressa lorsqu'il grandit, y préférant le sourire de celle qui fuyait les hommes armés en ce jour de désillusion. Il se fit par la suite tailler une couronne en bois d'olivier pour porter avec Durandal et devint, en épousant sa gueuse, le roi de rien, mais le roi quand même.