J'ai trouvé ce conte il y quelques mois, comme quoi la toile regorge de bonnes choses ! Je suis tout de même jalouse, cette histoire, c'est moi qui aurait du en avoir l'idée !! Superbement illustrées à l'aquarelle par l'auteur, ce conte est sournoisement rafraichissant...
Des mots de l'auteur,
Pins :

"Dico... que le blog de madame a été crée pour une raison bien précise: fêter la naissance de cette histoire que j'ai ACHEVEE (ceux qui me connaissent sauront la rareté de cette action) et que l'ont m'a poussée à PUBLIER (oui, il y a des sado-maso partout ^^").

Mais la publier sous une forme bien précise: un article par semaine, une partie de l'histoire par semaine. Histoire de vous rendre bien acros, niark niark! [enfin bon, sérieux, qui irait lire ce blog, à part dont  j'ai transmis l'adresse de force? ^^]

Enfin bon, pour en revenir au principe de l'histoire, c'est juste une petit histoire tordue comme je les aime que j'ai inventée sur le chemin, en rentrant du lycée après une BIEN lourde journée (comme toutes les journées, quoi!)... Et puis j'ai voulu pousser le concept plus loin, et l'illustrer à l'aquarelle alors que je n'ai jamais touché à une palette de ma vie O.o Pour un défi, c'en fut un, et je suis fière de vous présenter en avant première la PREMIERE partie du mystérieux...........

Prince aux sept cadenas......... ^^
"

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 Il était une fois, il y a très longtemps, un   royaume oublié des temps dirigé par un jeune prince    vivant reclus dans dans son château. L'édifice, situé en hauteur et bordé par les forêts, surplombait le pays de ses tours majestueuses. On ne donnait pas d'âge à ses pierres, et on le disait même immortel, tant il avait su résister à la morsure des siècles, et nombreuses étaient les légendes courants à son sujet.

    Cependant, aucune n'était plus connue que celle du Prince aux sept cadenas, qui hanta ses murs durant de longues années. Durant son règne, peu de personnes circulaient dans les environs du domaine: les domestiques vivaient à l'intérieur, et le Prince ne tolérait pas les visites.

 

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En réalité, il était peu de choses que le Prince tolérait.


 

    Son mauvais caractère et son orgueil lui avaient valu bien de persiflages, tout comme cet étrange masque qu'il arborait sans cesse. Depuis quand il s'était mis cette lubie, personne ne le savait. Mais il semblait bien aux plus anciens serviteurs que cela remontait à son retour d'une lointaine croisade en orient. Blanc, lisse, il ne laissait plus transparaître quelque trace d'émotion chez le Prince, qui devenait de jours en jours, à son image, de plus en plus froid et distant. De plus, le masque était scellé par sept petits cadenas dorés dont l'unique trousseau de clés était précieusement conservé à l'abri par le Prince en personne. Le prince vivait donc seul, guidé par sa propre compagnie son égo démesuré.
 

 

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Bien que cela fit longtemps que son visage ait été vu pour la dernière fois, on disait le Prince d'une grande beauté. Et bien qu'il vive seul et sans compagne, on lui louait un charme extraordinaire. Mais son âme paraissait pourtant bien sombre et tourmentée, et il ne fallut pas longtemps pour que le Prince fut décrit à travers tout le royaume comme « doté d'un corps d'ange et d'une âme de démon ».

 

 

 

      Néanmoins il était un homme important et, à défaut d'être respecté, fut craint par tout le monde. On lui cédait donc à la moindre de ses requêtes, aussi cruelles et inhumaines fussent-elles.
 

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Ainsi, le Prince demandait chaque année à ce qu'on lui amène une jeune fille du royaume, qui partagerait dés lors sa compagnie. Et il était vrai que les rumeurs ne mentaient pas: sitôt la demoiselle arrivée au château, le Prince se métamorphosait en la créature la plus humble et la plus prévenante qu'il soit; il devenait un agréable compagnon, plein de galanterie et de bon sens, et peu de temps ne s'écoulait avant que la jeune fille ne tombe à son tour sous le charme de cet être à la fois mystérieux et envoûtant. Ils vivaient alors une pleine année de bonheur.


 

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 Cependant, lorsque l'année touchait à son terme, toute cette félicité cristallisée volait en éclat; le Prince, en effet, conduisait alors la jeune fille dans une salle qu'elle n'avait, auparavant, jamais aperçue dans le domaine, et restait enfermé une journée durant avec elle sans qu'aucun bruit, aucune rumeur, ne parvienne au reste du château. Puis, au bout de la journée, le Prince ressortait, mais cette fois-là il demeurait toujours seul ; il ne lui restait, pour seule compagnie, qu’un maigre paquet qu’il maintenait sous son bras. De la jeune fille il ne restait rien, la salle était vide, et de tout le royaume on ne la revoyait plus.    

 

 

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Ce manège continua pendant de longues journées. Chaque année, une fille arrivait; chaque année, elle en remplaçait une autre, pour disparaître à son tour, et sans que jamais personne ne vit la fin de ce calvaire arriver. Une année pourtant, une jeune fille arriva. D'origine modeste, elle avait fait le trajet de son village jusqu’au château à pied, et c’est pourquoi ses nouveaux hôtes la découvrir ruisselante et abasourdie. Ruisselante, à cause de la pluie qui battait drue ce jour-là. Abasourdie, car elle n'avait jamais connu autre chose que son petit village, et fut dés son arrivée déboussolée par l'atmosphère faste et luxuriante du domaine. Une foule de serviteurs se pressaient déjà pour lui passer couvertures, écharpes, serviettes et vêtements propres autour de son corps, toutes ces draperies étant plus pures que tout ce qu’elle avait jusqu’alors pu voir ; et elle fut vite frappée de leur empressement à la rendre présentable aux yeux du Prince qui, disait-on, ne tarderait pas à arriver.
 

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Le soir même elle aperçut donc le Prince pour la première fois, lors de son repas d'arrivée. Malgré les délices qui y étaient présentés ce soir-là, elle et lui n'y touchèrent que très peu. Lui, parce qu'il passait son temps à l'observer silencieusement, de l'autre bout de la table. Elle, parce qu'elle ne pouvait s'empêcher de frémir sous ce même regard. Toutes les histoires qui couraient sur lui et que l’on lui narrait le soir, étant enfant, avant qu’elle s’endorme, lui revenaient en mémoire, et la faisait trembler sous sa frêle nouvelle robe de soie. De plus, elle ne pouvait s'empêcher d'être vite intriguée par la collection de portraits féminins que le Prince semblait affectionnés et dont il avait décoré les murs et couloirs du château. Une fois le repas terminé, il lui souhaita de passer une excellente année et ils se séparèrent sans plus de discussion. Mais tous ces mystères soulevés lors de ce premier repas lui restèrent, tandis que l’année lentement, péniblement, suivait son cours. Et, s'il était vrai que le Prince était un être passionnant et cultivé, plein de bon goût et de surprises, d'amour et de passion, elle ne put tout à fait se débarrasser de cet arrière goût amère qu'elle ressentit ce soir-là, celui de son arrivée.
 

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Vint enfin le jour tant appréhendé où, au bout d'une année, le Prince la dirigea, comme avec les autres, en direction de la mystérieuse salle. Devant l’invitation de ce dernier, ce fut elle qui rentra la première, et ne découvrit alors qu'une vaste salle blanche, aux murs vides et démunis. Après avoir fait quelques pas, elle se retourna vers le Prince pour lui demander ce que signifiait tout cela, mais s'aperçut alors que celui-ci avait disparu; il ne restait plus, à son emplacement, qu'un simple trousseau composé de sept petites clés dorées. Elle se pencha alors pour le ramasser, reconnaissant en lui la fameuse légende des cadenas du Prince. Cependant, dés que ses doigts effleurèrent le métal luisant et froid, la pièce devint sombre et il se fit une douce lumière orangée, émanant de sous une porte qu'elle n'avait jusqu'alors pas encore remarquée. Saisissant la poignée, elle abaissa celle-ci et entra dans une nouvelle salle.


 

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Elle se trouva dans un espace dégagé; s'il s'agissait d'une pièce, elle n'en voyait pas les murs; s'il s'agissait de l'extérieur, le ciel et le sol avaient la même teinte orangée, se confondant en un seul et unique horizon. Seule, la porte qu'elle venait de passer devint son seul repère, dans cet univers où le haut et le bas étaient confondus. Et soudain, elle entendit un rire sur sa gauche. Se tournant, elle se retrouva face à une grande silhouette noire, qui ressemblait à s'y méprendre au Prince, et qui jouait au milieu de toutes sortes de richesses. « Je suis l'avarice et l'avidité du Prince! » sortit l'ombre. Et effectivement, la jeune fille reconnut dans les jouets de la créatures tous les objets chers au Prince qu'il avait accumulé dans son château au fil des ans: tableaux, statues, soies et tissus rares, or, argent, bijoux et joyaux hors de prix.... Tous ces objets qu'il avait tant désiré, et dont il n'avait pourtant aucune utilité. « Je maintiens clos l'un des cadenas! » Et, effectivement, en regardant plus loin, elle remarqua une nouvelle porte, ornée d'une clé.« Si je l'ouvre », songea la jeune fille, « peut-être que le Prince sera libéré de cette cupidité qui le ronge... Peut-être est-ce pourquoi il m'a envoyé: pour l'aider à se débarrasser de ces maudits cadenas... » Elle porta une main à sa poche, et empoignant une clé, s'apprêta à ouvrir la serrure. Mais, se dit-elle également, pourquoi ferais-je ça? Je pourrais profiter du fait que le Prince soit hors d'état de nuire, sortir de cet endroit infâme, et aller chercher toutes ces richesses! Elles deviendraient miennes! Elles seraient à moi! Et à personne d'autre! Car, après tout, tout ces objets, qui en a plus besoin que moi? Elle entendit à se moment un rire, et se retourna vers l'ombre qui, désintéressée de la fille, s'était mise à jongler avec ses pièces. « Qu'est-ce que je suis en train de faire?!  Je suis le point de m’enfermer comme lui !» s'exclama la jeune fille.« Je dois sauver le Prince, au diable toutes ces richesses! » Et elle ouvrit la porte.


A suivre, sur la banquize  de Pins !

Dimanche 26 juillet 2009 à 21:58

La reine de abeilles
ou
La princesse de pierre


Il y avait une fois deux fils de roi qui s'en allèrent chercher les aventures et se jetèrent dans les dérèglements et la dissipation, si bien qu'ils ne revinrent pas à la maison paternelle. Leur frère cadet, qu'on appelait le petit nigaud, se mit à leur recherche; mais, quand il les eut retrouvés, ils se moquèrent de lui, qui, dans sa simplicité, prétendait se diriger dans un monde où ils s'étaient perdus tous deux, eux qui avaient bien plus d'esprit que lui.

S'étant mis ensemble en chemin, ils rencontrèrent une fourmilière. Les deux aînés voulaient la bouleverser pour s'amuser de l'anxiété des petites fourmis, et les voir courir de tous côtés en emportant leurs œufs; mais le petit nigaud leur dit : « Laissez en paix ces animaux, je ne souffrirai pas qu'on les trouble. »

Plus loin ils trouvèrent un lac sur lequel nageaient je ne sais combien de canards. Les deux aînés en voulaient prendre un couple pour les faire rôtir; mais le jeune s'y opposa en disant ; « Laissez en paix ces animaux ; je ne souffrirai pas qu'on les tue. »

Plus loin encore ils aperçurent dans un arbre un nid d'abeilles, si plein de miel qu'il en coulait tout le long du tronc. Les deux aînés voulaient faire du feu sous l'arbre pour enfumer les abeilles et s'emparer du miel. Mais le petit nigaud les retint et leur dit : « laissez ces animaux en paix; je ne souffrirai pas que vous les brûliez. »

Enfin les trois frères arrivèrent dans un château dont les écuries étaient pleines de chevaux changés en pierre; on n'y voyait personne. Ils traversèrent toutes les salles et parvinrent à la fin devant une porte fermée par trois serrures. Au milieu de la porte il y avait un petit guichet par lequel on apercevait un appartement. Ils y virent un petit homme à cheveux gris, assis devant une table. Ils l'appelèrent une fois, deux fois, sans qu'il parût entendre; à la troisième, il se leva, ouvrit la porte et sortit au-devant d'eux ; puis sans prononcer une parole, il les conduisit à une table richement servie, et, quand ils eurent bu et mangé, il les mena chacun dans une chambre à coucher séparée.

Le lendemain matin, le petit vieillard vint à l'aîné des frères, et lui faisant signe de le suivre, il le conduisit devant une table de pierre, sur laquelle étaient écrites trois épreuves dont il fallait venir à bout pour désenchanter le château. La première était de chercher dans la mousse, au milieu des bois, les mille perles de la princesse, qu'on y avait semées ; et, si le chercheur ne les avait pas trouvées toutes avant le coucher du soleil, sans qu'il en manquât une seule, il serait changé en pierre. L'aîné passa tout le jour à chercher les perles ; mais, quand arriva le soir, il n'en avait pas trouvé plus de cent, et il fut changé en pierre, comme il était écrit sur la table. Le lendemain, le second frère entreprit l'aventure; mais il ne réussit pas mieux que son aîné : il ne trouva que deux cents perles, et il fut changé en pierre.

Enfin vint le tour du petit nigaud. Il chercha les perles dans la mousse. Mais comme c'était bien difficile et bien long, il s'assit sur une pierre et se mit à pleurer. Il en était là, quand le roi des fourmis auquel il avait sauvé la vie, arriva avec cinq mille de ses sujets, et il ne fallut qu'un instant à ces petits animaux pour trouver toutes les perles et les réunir en un seul tas.

La seconde épreuve consistait à repêcher la clef de la chambre à coucher de la princesse, qui était au fond du lac. Quand le jeune homme approcha, les canards qu'il avait sauvés vinrent à sa rencontre, plongèrent au fond de l'eau et en rapportèrent la clef.

Mais la troisième épreuve était la plus difficile : il fallait reconnaître la plus jeune et la plus aimable d'entre les trois princesses endormies. Elles se ressemblaient parfaitement, et la seule chose qui les distinguât était qu'avant de s'endormir, l'aînée avait mangé un morceau de sucre, tandis que la seconde avait bu une gorgée de sirop, et que la troisième avait pris une cuillerée de miel. Mais la reine des abeilles que le jeune homme avait sauvées du feu vint à son secours: elle alla flairer la bouche des trois princesses, et resta posée sur les lèvres de celle qui avait mangé du miel : le prince la reconnut ainsi. Alors, l'enchantement étant détruit, le château fut tiré de son sommeil magique, et tous ceux qui étaient changés en pierres reprirent la forme humaine. Le prétendu nigaud épousa la plus jeune et la plus aimable des princesses, et il fut roi après la mort de son père. Quant à ses deux frères, ils épousèrent les deux autres sœurs.

*
Frères Grimm

Dimanche 24 mai 2009 à 15:36

La Barbe Bleue

de Charles Perrault

Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la ville et à la Campagne, de la vaisselle d'or et d'argent, des meubles en broderie, et des carrosses tout dorés ; mais par malheur cet homme avait la Barbe bleue : cela le rendait si laid et si terrible, qu'il n'était ni femme ni fille qui ne s'enfuît de devant lui.

Une de ses Voisines, Dame de qualité, avait deux filles parfaitement belles. Il lui en demanda une en Mariage, et lui laissa le choix de celle qu'elle voudrait lui donner. Elles n'en voulaient point toutes deux, et se le renvoyaient l'une à l'autre, ne pouvant se résoudre à prendre un homme qui eût la barbe bleue. Ce qui les dégoûtait encore, c'est qu'il avait déjà épousé plusieurs femmes, et qu'on ne savait ce que ces femmes étaient devenues. La Barbe bleue, pour faire connaissance, les mena avec leur Mère, et trois ou quatre de leurs meilleures amies, et quelques jeunes gens du voisinage, à une de ses maisons de Campagne, où on demeura huit jours entiers. Ce n'était que promenades, que parties de chasse et de pêche, que danses et festins, que collations : on ne dormait point, et on passait toute la nuit à se faire des malices les uns aux autres; enfin tout alla si bien, que la Cadette commença à trouver que le Maître du logis n'avait plus la barbe si bleue, et que c'était un fort honnête homme.

Dès qu'on fut de retour à la Ville, le Mariage se conclut. Au bout d'un mois la Barbe bleue dit à sa femme qu'il était obligé de faire un voyage en Province, de six semaines au moins, pour une affaire de conséquence ; qu'il la priait de se bien divertir pendant son absence, qu'elle fît venir ses bonnes amies, qu'elle les menât à la Campagne si elle voulait, que partout elle fît bonne chère. Voilà, lui dit-il, les clefs des deux grands garde-meubles, voilà celles de la vaisselle d'or et d'argent qui ne sert pas tous les jours, voilà celles de mes coffres-forts, où est mon or et mon argent, celles des cassettes où sont mes pierreries, et voilà le passe-partout de tous les appartements : Pour cette petite clef-ci, c'est la clef du cabinet au bout de la grande galerie de l'appartement bas : ouvrez tout, allez partout, mais pour ce petit cabinet, je vous défends d'y entrer, et je vous le défends de telle sorte, que s'il vous arrive de l'ouvrir il n'y a rien que vous ne deviez attendre de ma colère. Elle promit d'observer exactement tout ce qui lui venait d'être ordonné ; et lui, après l'avoir embrassée, il monte dans son carrosse, et part pour son voyage.

Les voisines et les bonnes amies n'attendirent pas qu'on les envoyât quérir pour aller chez la jeune Mariée, tant elles avaient d'impatience de voir toutes les richesses de sa Maison, n'ayant osé y venir pendant que le Mari y était, à cause de sa Barbe bleue qui leur faisait peur. Les voilà aussitôt à parcourir les chambres, les cabinets, les gardes-robes, toutes plus belles et plus riches les unes que les autres. Elles montèrent ensuite aux gardes-meubles, où elles ne pouvaient assez admirer le nombre et la beauté des tapisseries, des lits, des sophas, des cabinets, des guéridons, des tables et des miroirs, où l'on se voyait depuis les pieds jusqu'à la tête et dont les bordures, les unes de glaces, les autres d'argent et de vermeil doré, étaient les plus belles et les plus magnifiques qu'on eût jamais vues. Elles ne cessaient d'exagérer et d'envier le bonheur de leur amie, qui cependant ne se divertissait point à voir toutes ces richesses, à cause de l'impatience qu'elle avait d'aller ouvrir le cabinet de l'appartement bas. Elle fut si pressée de sa curiosité, que sans considérer qu'il était malhonnête de quitter sa compagnie, elle y descendit par un petit escalier dérobé, et avec tant de précipitation, qu'elle pensa se rompre le cou deux ou trois fois.

Étant arrivée à la porte du cabinet, elle s'y arrêta quelque temps, songeant à la défense que son Mari lui avait faite, et considérant qu'il pourrait lui arriver malheur d'avoir été désobéissante ; mais la tentation était si forte qu'elle ne put la surmonter : elle prit donc la petite clef, et ouvrit en tremblant la porte du cabinet. D'abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées ; après quelques moments elle commença à voir que le plancher était tout couvert de sang caillé, et que dans ce sang se miraient les corps de plusieurs femmes mortes et attachées le long des murs (c'étaient toutes les femmes que la Barbe bleue avait épousées et qu'il avait égorgées l'une après l'autre).

 

Elle pensa mourir de peur, et la clef du cabinet qu'elle venait de retirer de la serrure lui tomba de la main.

Après avoir un peu repris ses esprits, elle ramassa la clef, referma la porte, et monta à sa chambre pour se remettre un peu ; mais elle n'en pouvait venir à bout, tant elle était émue. Ayant remarqué que la clef du cabinet était tachée de sang, elle l'essuya deux ou trois fois, mais le sang ne s'en allait point ; elle eut beau la laver et même la frotter avec du sablon et avec du grais, il y demeura toujours du sang, car la clef était Fée, et il n'y avait pas moyen de la nettoyer tout à fait : quand on ôtait le sang d'un côté, il revenait de l'autre.

La Barbe bleue revint de son voyage dès le soir même, et dit qu'il avait reçu des lettres dans le chemin, qui lui avaient appris que l'affaire pour laquelle il était parti venait d'être terminée à son avantage. Sa femme fit tout ce qu'elle put pour lui témoigner qu'elle était ravie de son prompt retour. Le lendemain il lui redemanda les clefs, et elle les lui donna, mais d'une main si tremblante, qu'il devina sans peine tout ce qui s'était passé. D'où vient, lui dit-il, que la clef du cabinet n'est point avec les autres ? Il faut, dit-elle, que je l'aie laissée là-haut sur ma table. Ne manquez pas, dit la Barbe bleue, de me la donner tantôt. Après plusieurs remises, il fallut apporter la clef. La Barbe bleue, l'ayant considérée, dit à sa femme : Pourquoi y a-t-il du sang sur cette clef ? Je n'en sais rien, répondit la pauvre femme, plus pâle que la mort. Vous n'en savez rien, reprit la Barbe bleue, je le sais bien, moi ; vous avez voulu entrer dans le cabinet ! Hé bien, Madame, vous y entrerez, et irez prendre votre place auprès des Dames que vous y avez vues. Elle se jeta aux pieds de son Mari, en pleurant et en lui demandant pardon, avec toutes les marques d'un vrai repentir de n'avoir pas été obéissante.

 

Elle aurait attendri un rocher belle et affligée comme elle était; mais la Barbe bleue avait le coeur plus dur qu'un rocher Il faut mourir Madame, lui dit-il, et tout à l'heure. Puisqu'il faut mourir, répondit-elle, en le regardant les yeux baignés de larmes, donnez-moi un peu de temps pour prier Dieu. Je vous donne un quart d'heure, reprit la Barbe bleue, mais pas un moment davantage.

 

Lorsqu'elle fut seule, elle appela sa soeur, et lui dit : Ma soeur Anne (car elle s'appelait ainsi), monte, je te prie, sur le haut de la Tour pour voir si mes frères ne viennent point; ils m'ont promis qu'ils me viendraient voir aujourd'hui, et si tu les vois, fais-leur signe de se hâter.

La soeur Anne monta sur le haut de la Tour, et la pauvre affligée lui criait de temps en temps : Anne, ma soeur ne vois-tu rien venir ? Et la soeur Anne lui répondait : Je ne vois rien que le Soleil qui poudroie, et l'herbe qui verdoie.

Cependant la Barbe bleue, tenant un grand coutelas à sa main, criait de toute sa force à sa femme : Descends vite ou je monterai là-haut. Encore un moment, s'il vous plaît, lui répondait sa femme ; et aussitôt elle criait tout bas : Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ? Et la soeur Anne répondait: Je ne vois rien que le Soleil qui poudroie, et l'herbe qui verdoie. Descends donc vite, criait la Barbe bleue, ou je monterai là-haut. Je m'en vais, répondait sa femme, et puis elle criait : Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir? Je vois, répondit la soeur Anne, une grosse poussière qui vient de ce côté-ci. Sont ce mes frères ? Hélas ! non, ma soeur, c'est un Troupeau de Moutons. Ne veux-tu pas descendre ? criait la Barbe bleue. Encore un moment, répondait sa femme ; et puis elle criait : Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ? Je vois, répondit-elle, deux Cavaliers qui viennent de ce côté-ci, mais ils sont bien loin encore : Dieu soit loué, s'écria-t-elle un moment après, ce sont mes frères, je leur fais signe tant que je puis de se hâter. La Barbe bleue se mit à crier si fort que toute la maison en trembla. La pauvre femme descendit, et alla se jeter à ses pieds toute épleurée et toute échevelée. Cela ne sert de rien, dit la Barbe bleue, il faut mourir, puis la prenant d'une main par les cheveux, et de l'autre levant le coutelas en l'air, il allait lui abattre la tête. La pauvre femme se tournant vers lui, et le regardant avec des yeux mourants, le pria de lui donner un petit moment pour se recueillir. Non, non, dit-il, recommande-toi bien à Dieu ; et levant son bras...

Dans ce moment on heurta si fort à la porte, que la Barbe bleue s'arrêta tout court : on ouvrit, et aussitôt on vit entrer deux Cavaliers, qui mettant l'épée à la main, coururent droit à la Barbe bleue. Il reconnut que c'était les frères de sa femme, l'un Dragon et l'autre Mousquetaire, de sorte qu'il s'enfuit aussitôt pour se sauver ; mais les deux frères le poursuivirent de si près, qu'ils l'attrapèrent avant qu'il pût gagner le perron. Ils lui passèrent leur épée au travers du corps, et le laissèrent mort. La pauvre femme était presque aussi morte que son Mari, et n'avait pas la force de se lever pour embrasser ses Frères.

Il se trouva que la Barbe bleue n'avait point d'héritiers, et qu'ainsi sa femme demeura maîtresse de tous ses biens.
 

Elle en employa une grande partie à marier sa soeur Anne avec un jeune Gentilhomme, dont elle était aimée depuis longtemps; une autre partie à acheter des Charges de Capitaine à ses deux frères ; et le reste à se marier elle-même à un fort honnête homme, qui lui fit oublier le mauvais temps qu'elle avait passé avec la Barbe bleue.


0oO° - °Oo0
Illustrations : Giliane Bourdon.
Conte à écouter ici.

Jeudi 26 mars 2009 à 21:28

Les lapins qui causaient tous les problèmes.

Dans la mémoire du cadet de la famille il y avait une bande de lapins qui vivaient près d'une meute de loups. Les loups annoncèrent qu'ils n'aimaient pas la façon dont les lapins vivaient. (Les loups étaient fans de la manière dont ils vivaient eux-mêmes, parce que c'était la seule façon de vivre.) Une nuit certains loups furent tués dans un tremblement de terre et la faute en fut imputée aux lapins, car il est bien connu que les lapins frappent le sol de leurs pattes arrière et causent des tremblements de terre. Une autre nuit, l'un des loups fut tué par un éclair et l'on accusa aussi les lapins, car il est bien connu que les mangeurs de laitue causent des éclairs. Les loups menacèrent de s'occuper des lapins s'ils ne se calmaient pas, et les lapins décidèrent de s'enfuir sur une île déserte. Mais les autres animaux, qui vivaient à bonne distance, les rendirent honteux en disant " Vous devriez rester là où vous êtes et être courageux. Il n'y a pas de place pour les lâches. Si les loups vous attaquent, nous viendront à votre rescousse, en toute probabilité." Les lapins continuèrent donc à vivre près des loups et un jour il y eut une terrible inondation qui noya un bon nombre de loups. On en imputa la faute aux lapins, car il est bien connu que les grignoteurs de carottes aux longues oreilles causent des inondations. Les loups tombèrent sur les lapins, pour leur propre bien, et les emprisonnèrent dans une sombre caverne, pour leur propre protection.

Quand on n'entendis plus parler des lapins depuis quelques semaines, les autres animaux exigèrent de savoir ce qui leur était arrivé. Les loups répondirent qu'ils avaient été mangés et que depuis qu'il l'avaient étés l'affaire n'était qu'un pur problème interne. Mais les autres animaux les avertirent qu'il était probablement possible qu'ils s'unissent contre les loups à moins qu'une raison soit donnée pour l'extermination des lapins. Les loups leur on donnèrent donc une : "Ils essayaient de s'enfuir," dirent les loups, "et, comme vous le savez, il n'y a pas de place pour les lâches."


Morale : Ne marche pas vers l'île déserte la plus proche, cours-y.


Traduit de l'anglais par mes soins.
Fable écrite par James Thurber et publiée en 1940 dans Fables of our Times.

Vous remarquerez la date de publication et le titre "fables de nos Temps".
Des Temps marquants de l'éspèce humaine, celle-ci renvoie à l'extermination des juifs par les nazis. A l'action tardive des Alliés.

Une fable ironique puisque les lapins sont exterminés pour les raisons qui les poussaient à s'enfuir avant que les autres animaux ne les en dissuadent. De même les autres animaux n'ont en réalité aucune intention d'aller les secourir, car les lapins servant de défouloir pour les loups, ils sont tranquilles : "en toute probabilité" "probablement possible". Et les lapins sont accusés de faits qu'ils ne peuvent avoir objectivement causés.

Les loups dominent, les autres s'inclinent.

http://www.cuniculture.info/Docs/Phototheque/Lapinsvaries/humour/lapin-loup-02.jpg

Dimanche 15 mars 2009 à 14:06

La petite Aurore vit le jour à l’hôpital américain de Neuilly. Son père était roi du pétrole et sa mère reine de beauté. Elle avait tout pour devenir un jour une belle princesse.

Le baptême eut lieu à la Madeleine et fut suivi d’une somptueuse réception au pavillon Gabriel.

Vers minuit une femme à l’air très méchant fit irruption dans la foule des invités composée de marquis, de duchesses, et de capitaines d’industrie ; rien que du beau monde. Les gens étaient tous un peu ivres et personne ne la remarqua. Elle s’approcha du berceau, sortit une baguette de son sac à main qu’elle brandit d’une façon étrange. Aussitôt la lumière s’éteignit à l’exception d’un spot qui éclairait la petite Aurore. La musique s’arrêta. La chenille que formaient à ce moment la plupart des hôtes et qui serpentait entre les tables se figea subitement.

La méchante femme, qui était en fait une mauvaise fée, furieuse de n’avoir été invitée au baptême, était venue pour se venger de cette humiliation. Elle troubla le silence d’une voix forte en disant ces mots :

« Le jour où la princesse aura prononcé 233 fois le mot « casserole », elle mourra ! ».

Un silence pesant retomba sur la salle. Puis le père s’approcha d’un pas digne de
la méchante fée, et lui dit, d’un ton solennel :
« Croyez-bien que nous ne laisserons pas une telle chose se réaliser ! Nous lui
dirons qu’il faudra bannir ce mot de son vocabulaire. Et votre sort n’aura aucun
effet !
- Vous faites bien d’évoquer ce point - répondit la fée - J’allais oublier ! J’ajoute que toute personne qui tentera de révéler à la princesse la malédiction qui la touche sera sur-le-champ transformée en crapaud, avant d’avoir pu dire un mot. »

Le père, consterné, les bras ballants, le regard vide, se taisait. La fée répéta :
« Je l’affirme ! le jour où elle aura prononcé 233 fois ce mot, ce jour là elle
mourra ! »

Puis elle sortit sous les yeux médusés des 300 invités.

A ce stade du récit je dois m’adresser, en aparté, au lecteur. Cher ami, les lignes qui précèdent te rappellent-t-elles un récit que ta maman te racontait pour t’endormir quand tu étais enfant. Si ce n’est pas le cas interromps ici ta lecture et procure-toi le texte de ce conte. Il se nomme « la belle au bois dormant » et se trouve dans un recueil intitulé « les contes de ma mère l’Oye » de Charles Perrault. On le trouve partout en édition de poche pour une dizaine d’euros. Si tu es réfractaire à la lecture, mais dans ce cas pourquoi prends-tu la peine de me lire ? Tu peux louer la vidéo du film homonyme des studios Disney qui traite du même sujet. Il est en effet indispensable, pour saisir tout le sel du texte que voici, de connaître le conte original.

Revenons à notre histoire.

Les parents d’Aurore furent désemparés. Après le baptême de la princesse ils prirent toutes les dispositions nécessaires pour que leur fille n’eut jamais à prononcer le mot « casserole ». Il s’installèrent dans un château isolé où elle fut élevée à l’écart du monde par des précepteurs qu’on avait mis au courant de la malédiction. L’objet maudit était aussi banni de la cuisine et on faisait chauffer le lait dans un faitout ou une poêle à frire, ce qui, il faut en convenir, n’était pas très pratique. La princesse aimait beaucoup faire la cuisine. Un jour qu’elle préparait un gâteau elle vit dans le texte de la recette qu’il y fallait 100 grammes de cassonade. Elle ne connaissait pas ce mot et quand elle ouvrit le dictionnaire pour en trouver la signification elle constata que la page avait été arrachée.

Tous les livres, tous les films qu’elle voyait étaient soumis à une implacable censure. Si une casserole y apparaissait d’une façon ou d’une autre, on lui en interdisait l’accès ou on en produisait une version expurgée. Ses livres de recettes, par exemple, étaient pleins de trous et de ratures, elle se demandait pourquoi.

Mais ces précautions s’accompagnaient pour Aurore d’une solitude forcée qu’elle avait de plus en plus de mal à supporter. A dix-sept ans elle n’avait aucun ami de son âge et en souffrait beaucoup. Elle supplia ses parents de lui permettre d’aller à des bals ou des réceptions où elle pourrait rencontrer d’autres princesses ; et surtout des princes…

Les parents accablés durent se résigner, car ils avaient l’esprit libre, et cédèrent à sa supplique. A quoi bon, en effet, vouloir préserver sa vie si c’était pour la rendre malheureuse !

Sa première sortie fut une catastrophe. C’était un repas donné par un fils de bonne famille, par ailleurs très sympathique. Aurore sentait qu’elle avait beaucoup de succès auprès des jeunes gens qui tous cherchaient à lui parler et la complimentaient sur sa robe et sa beauté. Même les jeunes filles, qui auraient dû manifester envers elle de la jalousie et rester à distance, se conduisaient plutôt de façon amicale et prenaient plaisir à lui faire la conversation. Tout se passait très bien. Jusqu’à ce que le dessert fut servi. C’étaient des profiteroles. Les assiettes, remplies de chouquettes fourrées de crème glacée, avaient été disposées sur la table par les domestiques et un valet faisait le tour des convives pour verser dans chacune d’elles un nappage de chocolat chaud.

« Quel est le récipient que tient ce larbin? Je n’en ai jamais vu ! dit-elle à son
voisin de droite, un marquis aux charmants yeux bleus.
- Ben… c’est une casserole.
- Une casserole ? Quel mot étrange !
- Comment çà ! Vous n’avez jamais vu une casserole ?
- Comment dites-vous, casserole ? C’est bien « casserole » que vous avez dit ?

Pendant une bonne partie de la soirée la conversation tourna autour de ce sujet. Si bien que lorsque la princesse regagna son château après s’être fait conduire par le marquis dans une Porsche rutilante jusqu’au portail, elle avait à son passif une bonne trentaine de prononciations du mot interdit. A ce rythme là elle n’atteindrait jamais l’âge de la retraite.

Dans l’ignorance où elle était maintenue, cette soirée lui avait pourtant semblé très bénéfique et elle se mit à multiplier les sorties.

Elle demanda à ses parents de lui offrir, pour son dix-huitième anniversaire, une batterie de cet ustensile si pratique. Elle ne comprenait pas l’état d’abattement dans lequel cette demande avait plongé ses parents. Ils devenaient de plus en plus bizarres !

Un soir, comme elle s’apprêtait à sortir, son père l’avait retenue par la manche de sa robe et lui avait dit :

« Ecoute, ma fille chérie, fais bien attention. Ne t’avise plus jamais de…
- De quoi Papa ?
- De faire ce qu’il ne faut pas faire, de… rien, ce n’est rien ».

En parcourant la grande allée du parc elle avait ouvert son sac à main pour en vérifier le contenu. Il y avait bien la bombe anti-agression, une boîte non entamée de douze préservatifs et un tube d’alka seltzer. Que pouvait-il lui arriver ?

Elle avait ensuite été en discothèque avec le marquis aux yeux bleus, qui était maintenant son petit ami. Elle s’était follement amusée et, devant le portail, elle l’avait pris par la main et attiré vers les profondeurs du jardin à l’anglaise, pour une promenade romantique au clair de lune.

Ils s’assirent au bord d’une mare sur un banc de pierre et écoutèrent le chant mélodieux des crapauds ; parmi lesquels se trouvaient deux précepteurs, un PDG et un ministre, qui n’avaient sû tenir leur langue. Puis ils devisèrent sur la beauté du ciel nocturne

« Vois cette constellation, disait le marquis. C’est celle qui permet de repérer
l’Étoile Polaire. On l’appelle Grande Ourse ou grand chariot. Mais certains esprits
moins romantiques la nomment « grande casserole ».
- C’est vrai, vu comme çà on dirait une casserole (118). Les quatre étoiles qui forment une espèce de rectangle évoquent le récipient, et les trois autres ressemblent au manche d’une casserole (119).

A ce stade du récit je dois une fois de plus apostropher le lecteur. Cher ami tu as sans doute constaté que, quelques lignes plus haut se trouvent des chiffres entre parenthèses. Il s’agit d’une indispensable entorse aux conventions littéraires. Mais le texte que tu as sous les yeux prétend-il être conventionnel ? Quoi qu’il en soit, tu as remarqué, cher lecteur, que ces chiffres suivaient le mot « casserole » et tu auras sans doute deviné, car tu es très intelligent, qu’ils indiquent le nombre total de fois que notre héroïne a prononcé ce mot dans sa vie. Nombre primordial dans le déroulement de l’intrigue, ainsi que tu l’as certainement compris.

Reprenons donc notre récit alors que ce nombre vient d’atteindre la valeur 119. Et qu’il ne reste à la princesse plus que 114 « casseroles » à vivre.

Les deux amants passèrent le restant de la nuit à s’embrasser, ce qui n’eut que des conséquences bénéfiques pour la princesse. D’abord, elle y prit un grand plaisir, et surtout sa bouche fut occupée à autre chose que prononcer le mot « casserole », ce qui ne pouvait qu’augmenter son espérance de vie.

Peu de temps après il décidèrent de se marier.

Tout le gratin de la société fut invité à la noce et tout le monde s’amusa beaucoup. Excepté les parents d’Aurore qui faisaient une tête d’enterrement. Ils ne quittaient pas leur fille d’une semelle, au grand étonnement des convives, et chaque fois que la conversation tournait autour de la cuisine, de la métallurgie (ce qui était quand même assez rare) ou de l’astronomie, ils tentaient de faire diversion en poussant un cri strident ou faisaient mine de trébucher et s’étalaient par terre. Ce comportement étrange jeta une petite tâche d’ombre sur la fête, par ailleurs très réussie, mais il permit peut-être à la princesse de ne pas diminuer son capital. Elle ne faillit qu’une fois, à la fin de la soirée, quand l’atmosphère solennelle et romantique qui présidait à la cérémonie avait laissé place à une ambiance plus décontractée et bon enfant. On venait de chanter « les filles de Camaret » et la princesse et son époux racontaient, au milieu d’un cercle d’amis, les circonstances de leur rencontre et leurs premiers rendez-vous.

« Quand j’ai vu le regard que me jetait Gonzague, disait Aurore, à la fin de cette soirée chez Maxim’s, j’ai réalisé qu’il..., que je..., enfin comment dire ? Que j’allais passer à la casserole (137). »

Sa mère, qui se trouvait à portée de voix poussa un grand cri et en eut un malaise. Que l’on mit sur le compte du Champagne. Et de la verdeur des propos de sa fille.

Le lendemain matin les jeunes mariés partirent en voyage de noces. Depuis la voiture ils faisaient des signes à leurs amis. La Porshe démarra sur les chapeaux de roue. À peine avait elle fait dix mètres qu’un énorme bruit de ferraille se fit entendre à l’arrière. Gonzague freina brutalement et Aurore se retourna instinctivement. Elle partit d’un grand éclat de rire.

« Regarde, chéri ! On nous a attaché à l’arrière une traine de casseroles (138) ! ».

Les tourtereaux élirent domicile dans un château magnifique du Val de Loire, entre Saumur et Tours. Dans une région malheureusement réputée pour sa gastronomie, où le mot « casserole » revient un peu plus souvent qu’ailleurs dans les conversations. Un soir, alors que son mari traitait une importante affaire qui le retiendrait jusque tard dans la soirée, Aurore décida de lui préparer elle-même des rognons de veau à la sauce madère, un plat dont il raffolait. Elle renvoya les domestiques, enfila son tablier, et s’activa dans la cuisine. Elle avait réunit tous les ingrédients sur le plan de travail en marbre de Carrare. Il fallait d’abord préparer un roux brun. Et aucun des récipients suspendus au mur ne semblait lui convenir.

« Où se trouve donc cette petite casserole (229) émaillée ? La rouge qui est si pratique pour faire les sauces. J’aurais juré qu’elle se trouvait dans le placard du bas. Mais elle n’y est pas ! Je ne vais quand même pas faire ma sauce dans cette grande casserole (230). Où ai-je donc fourré cette petite casserole (231) ? ».

Aurore ouvrit tous les éléments de la grande cuisine, sans y trouver ce qu’elle cherchait. Puis elle se souvint.

« Oui, je l’ai posée sur l’étagère du haut dans le buffet de la salle à manger pour faire de la place quand Gonzague m’a offert cette nouvelle batterie de casseroles ! (232) ».

Elle se rendit à la salle à manger. Ouvrit la porte du buffet. L’objet était placé sur la plus haute planche. En se haussant sur la pointe des pieds elle parvenait à peine à le toucher. Elle réussit à le faire tournoyer en appliquant son doigt sur la paroi émaillée. Quand le manche fut à sa portée, elle sauta sur place et réussit à le saisir.

« Enfin ! J’ai réussi à l’attraper, cette putain de casserole (233) ! ».

Mais elle ne tenait le manche que du bout des doigts et lâcha prise tout en perdant l’équilibre. La casserole en fonte émaillée commença à basculer dans le même temps que la princesse s’étalait de tout son long sur la moquette. Elle relevait la tête lorsque l’objet lui percuta violemment le cuir chevelu.

Elle sombra aussitôt dans un sommeil sans rêve. Que la science moderne appelle prosaïquement coma.

Au bout d’un quart d’heure elle ouvrit un oeil, puis l’autre. Elle se releva et continua de préparer les rognons de veau.

Elle ne mourut pas ; elle ne dormit même pas cent ans, seulement quinze minutes. Par la suite elle vécut très heureuse avec son époux et ils eurent beaucoup d’enfants.

La malédiction de la méchante fée ne s’était pas réalisée. On peut se demander pourquoi. En voici la raison :

Le jour du baptême d’Aurore une bonne fée se trouvait parmi les invités. C’était sa marraine, l’ancienne baby-sitter de son père qui, malgré ses origines roturières, avait obtenu ce grand honneur. Dans le brouhaha qui avait suivi la sortie de la méchante fée, nul n’avait remarqué le manège de cette petite bonne femme rondelette. Alors que l’esprit du sort rodait encore dans la salle, elle s’était isolée dans un recoin et avait sorti de son sac une petite baguette. Il fallait agir vite. Le pouvoir de la méchante fée était très puissant. La marraine ne pouvait annuler le sort, mais seulement le commuer. Face au mur, en agitant sa baguette, elle avait psalmodié d’une voix basse :

« Non ! La princesse Aurore ne mourra pas ! Le jour où elle aura prononcé 233 fois le mot « casserole », ce jour là... euh... ce jour là... elle s’en prendra une sur la gueule ! ».

FIN


Alain Kotsov - 2001

 


 

Dimanche 1er mars 2009 à 19:46

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